L’enfance
François, natif de la ville d’Assise, située dans la vallée de l’Ombrie, fut d’abord nommé Jean par sa mère Pica, femme honorable et dévote, et ensuite François par son père, Pierre Bernardone, marchand, lorsqu’il revenait de France, parce que l’enfant était né durant son voyage en 1182.
Dès qu’il fut en âge adulte, en sa quatorzième année, François, doué d’un entendement vif et subtil, se donna à la profession de son père [drapier] et se mit à négocier et trafiquer, mais d’une façon toute différente, étant aussi avenant et libéral que son père était chiche et parcimonieux.
Car il aimait les jeux et les chants : il se promenait de jour et de nuit par la ville d’Assise en compagnie de ses amis, fort large à la dépense, si bien que tout ce qu’il pouvait avoir ou gagner il le dépensait en banquets et autres semblables ébats : aussi son père et sa mère le gourmandaient [grondaient] souvent, lui remontrant qu’à voir une chère [une nourriture] si splendide, on l’estimait pour être issu plutôt d’un grand seigneur que non point d’eux, gens de négoce [des commerçants].
Néanmoins, comme ils étaient tous d’eux* riches des biens de ce monde, et qu’il l’aimaient avec tendresse, ils le supportaient en cela pour ne le point affliger. (* Au moyen-âge, les familles nobles sont les grands moteurs du commerce de luxe.)
Et sa mère entendant les voisins deviser des largesses et prodigalités de son fils, leur répondait :
« Qu’avez-vous donc ? Que pensez-vous de François ? Ne sera-t-il pas, lui aussi, fils de Dieu par grâce ? »
Or tant s’en faut qu’il s’en tînt là : il se livrait en outre à des dépenses excessives de vêtements ; il achetait des étoffes d’un prix plus grand que ne requérait sa condition, à tel point vaniteux et bizarre en sa fantaisie, que parfois il faisait coudre en un même habit l’étoffe la plus précieuse avec la plus chétive.
Toutefois plaisant et aimable en ses manières, orné d’une naturelle pudeur et honnêteté, il ne répondait à personne aucune parole outrageuse ou messéante, et se gardait de toute souillure, encore qu’il fût en la fleur de sa jeunesse, de beau temps et de joyeuse humeur.
C’est pourquoi son renom s’était répandu dans quasi toute la province, et il était bruit qu’il ferait de belles choses durant sa vie.
(…)
[Cependant] il advint qu’un jour étant très affairé en son négoce, un pauvre lui vint quêter l’aumône pour l’amour de Dieu, lequel il rejeta et gourmanda, distrait et charmé qu’il était par la convoitise des richesses.
Mais la grâce divine l’ayant soudain visité et amolli son cœur, il eut du remords de cette dureté et se dit à soi-même :
« Si d’aventure ce pauvre t’avait demandé quelque chose pour un grand comte ou baron, tu lui aurais tout donné sans coup férir. Donc, à plus forte raison, pour le Roi de gloire et Seigneur de toutes choses te convenait-il de ne pas refuser l’aumône. »
Aussi prit-il, dès lors, la résolution de ne jamais dénier la charité au nom d’un si grand Seigneur.
(D’après la Légende de François d’Assise par ses trois compagnons.)
Note : Légende (en latin legenda, les choses à lire), dans le titre de cet ouvrage est à prendre dans le sens d’une hagiographie, c’est-à-dire le récit de la vie de saint.
Une vie de Troubadour
François et ses amis revenaient en chantant, au clair de lune, d’une fête de village. Il était à cheval et jouait de la mandoline, et deux hommes précédaient, portant des torches. Ainsi ils entrèrent dans la petite ville endormie. Là, ils recommencèrent à chanter haut, des chansons satiriques contre Pérouse, une ville, éloignée de deux lieues, qui cherchait noise à Assise depuis longtemps. François fit signe à ses amis de se taire et cria : « Assez de chansons grossières ! Maintenant, c’est l’heure de l’amour. Nous allons donner la sérénade à toutes nos belles ! Nous commencerons par Mariette, la belle de notre ami André ! »
André était un petit peintre pauvre et fier, au visage angélique, qui mangeait aux mains de ses nobles amis, et Mariette était la fille d’un sculpteur de crucifix. La maison se trouvait dans une petite rue étroite et montante, en face du mur d’un jardin de couvent. Du haut de son cheval, François y chanta lentement une chanson d’amour française qu’il avait apprise de sa mère. La mandoline jetait des étincelles de sons. La voix claire du jeune homme résonnait haut, par-dessus les toits.
Tout à coup une fenêtre s’ouvrit brusquement, et le père de Mariette hurla : « Dites donc, maigre seigneur Bernardone, laissez donc à votre triste compagnon lui-même le soin de ses messages ! Ça me donnera l’occasion de lui apprendre comment il pourra prendre des yeux au beurre noir ! Mauvais farceur, comédien, bouffon, freluquet, allez-vous-en ! sinon je vous inonde ! de demain je porte plainte au juge contre vous et vos amis. »
Mais les amis se prirent à crier, à hurler, jusqu’à ce que, tout à coup, un paquet d’eau s’abattît sur eux ; et là-bas le veilleur de nuit arrivait cahin-caha. Et nos farceurs de courir ! Ils s’égaillèrent par diverses ruelles.
François prit le chemin de la maison. Pour aujourd’hui, cela pouvait suffire : il avait bu, dansé, embrassé ! Demain, il irait à la chasse avec les châtelains. Après-demain, chez Arnold, fête d’escrime, suivie d’un diner exquis. Dimanche prochain, réunion chez lui-même : il lirait ses dernière poésies ; le soir, bal travesti de mi-carême. Lundi, il partirait avec son père pour un voyage de quinze jours à Florence.
Vive la jeunesse !… Il ôta sa toque devant une madone peinte sur un mur. Il s’arrêta une minute à la regarder. Devant cette image, une petite gerbe de fleurs se fanait. Lui n’avait point de fleurs. Mais attendez ! Il brisa la plume d’autruche blanche de sa toque et la laissa choir auprès des fleurs. « Amour ! Amour ! dit-il en se remettant en route. Quand donc connaîtrai-je, moi aussi, l’amour qui m’arrachera à mes parents, à mes amis, à moi-même ! Un amour qui consume et dévore… »
Il eût voulu se dire encore bien des choses ; mais il était arrivé. Il vit la lune, haut dans les airs, scintillante : « Je suis l’amant de la lune, dit-il ! J’aime l’inaccessible. » Tout à coup l’envie le prit de revêtir son habit blanc de troubadour, suspendu dans la garde-robe, en proie aux mites, et de donner à la lune une sérénade. Mais il se retint, à cause de son père, qui se moquait de ces choses. — « Et pourtant, je deviendrai un troubadour errant, dit-il, obstiné ; un des plus grands, grand comme Divini ! Bonne Sainte Vierge, obtenez-moi cela, s’il vous plaît. »
(Extrait de La harpe de saint François par Félix Timmermans.)
Dame Pauvreté
En 1205, François a vingt-trois ans. Alors qu’il est en prière devant le crucifix de la chapelle Saint-Damien, il entend une voix lui demandant de « réparer son Église en ruine ». Prenant l’ordre au pied de la lettre, il se rend à la ville voisine de Foligno, pour y vendre des pièces de drap du commerce de son père, ainsi qu’un cheval, et pouvoir restaurer la vieille chapelle délabrée.
Il dépense également beaucoup d’argent en aumônes. Furieux des excentricités de son fils, M. Bernardone exige qu’il lui rende des comptes, et ne craint pas de l’assigner en justice pour le déshériter.
À l’issue de ce procès au tribunal de l’évêque d’Assise Guido Ier, François rompt la relation avec son père en lui laissant, symboliquement, ses habits. François, se réclamant d’un statut de pénitent qui lui permet d’échapper à la justice laïque, sera alors convoqué par l’évêque d’Assise.
C’est alors que prend place la fameuse scène, illustrée en particulier par Giotto sur les murs de la Basilique supérieure d’Assise : lors de son audition sur la place de la ville, au printemps 1206, François rend l’argent qui lui reste, ainsi que tous ses vêtements, puis il dit à son père et à la foule rassemblée :
« Jusqu’ici je t’ai appelé père sur la terre ; désormais je peux dire : Notre Père qui êtes aux cieux, puisque c’est à Lui que j’ai confié mon trésor et donné ma foi. »
Prestement, l’évêque essaya de couvrir tant bien que mal la nudité du jeune homme avec un pan de son pluvial. Et depuis lors il devint son aide, son confort et son guide spirituel.
En sortant ainsi du monde, François rompt non seulement avec sa famille, mais aussi avec la commune d’Assise, qui garantissait les droits de ses habitants. Ainsi s’explique qu’il ait dès lors résidé le plus souvent hors les murs, menant une vie d’ermite et mendiant sa nourriture.
Vers l’été 1206, il mendie aussi pour obtenir de la population des pierres nécessaires à la reconstruction, et restaure successivement les chapelles de Saint-Damien, de Saint-Pierre et de la Portioncule. « Le Seigneur me donna une telle foi dans les églises, écrit François, que je priais ainsi simplement et disais : Nous t’adorons, Seigneur Jésus, et nous te bénissons parce que, par ta Sainte Croix, tu as racheté le monde. »
Un jour, en entendant ce passage de l’Évangile : «Dans votre ceinture, ne glissez ni pièce d’or ou d’argent, ni piécette de cuivre. En chemin, n’emportez ni besace, ni tunique de rechange, ni sandales, ni bâton » (Mt. X, 9), il décide d’« épouser Dame Pauvreté » et de se consacrer à la prédication en gagnant son pain par le travail manuel ou l’aumône. Il change son habit d’ermite pour une tunique simple. La corde remplace sa ceinture de cuir.
Bernard de Quintavalle, et Pierre de Catane le rejoignent très vite, puis d’autres encore et François se retrouve à la tête d’une petite communauté.
En 1210 le pape Innocent III, qui l’a vu en rêve soutenant la basilique Saint-Jean-de-Latran, cathédrale de Rome en ruines, valide verbalement la première règle rédigée par François régissant la fraternité naissante.
En 1212 il accueille Claire Offreduccio parmi les siens et fonde avec elle l’Ordre des Pauvres Dames appelées plus tard « sœurs Clarisses » en référence à leur sainte patronne.
Le mendiant
L’église Saint-Damien revivait, plaisante à voir et François en badigeonna l’intérieur. Dommage que l’hiver fût proche ; sinon elle eût été achevée cette année.
Un jour François, pénétrant dans la petite grange, y surprit le vieux curé en train de compter ses sous et se disant à part soi :
– Et il aime de temps en temps une tranche de lard… et le lard est cher… Mais il faut pourtant qu’il mange bien, le pauvre petit, sinon il ne tiendra plus debout, à cause de Messire Pauvreté tous ses jeûnes et pénitences. Comment m’y prendre pour pouvoir lui donner un peu de lard, dimanche ? Bah ! je mangerai moi-même un peu moins. De la farine pour le pain, il n’y en a plus…
François sortit en silence et, dehors, se frappa des poings le front :
– Imbécile que je suis ! J’ai épousé dame Pauvreté et je vis aux dépens d’autrui ! Fini, cela ! Chacun doit mériter son pain.
Le lendemain, au bord du petit ruisseau, il grattait, rinçait frottait le seau à chaux.
– Comme tu le nettoies bien, lui dit le curé : on dirait que tu dois y manger.
– C’est ça ! exactement ! lui cria François à l’oreille. Je veux gagner mon pain, je m’en vais mendier.
– Ne fais pas cela! J’ai assez de nourriture. Laisse cela. par respect pour ta mère.
– Notre-Seigneur m’en a donné l’exemple; il n’y a pas de honte à l’imiter, répliqua François.
Cependant son cœur lui battait dans la gorge… Par où commencerait-il ? Chez les pauvres ! Où le pourrait-il mieux ? La porte d’une pauvre cabane était ouverte comme une invite. Il y alla.
– Pour l’amour de Dieu, un morceau de pain !
Une femme parut sur le seuil.
– Eh ! N’était-ce pas là ce jeune homme riche qui s’était fait pauvre ? Je n’ai rien qui vous plaira. Je n’ose rien vous donner… Nous sommes si pauvres nous-mêmes.
– Donnez quand même. Le moindre morceau est le meilleur.
La femme alla chercher dans une armoire et versa dans le petit seau du mendiant des restes de haricots verts et un croûton de pain noir.
– Dieu vous en bénira !
Et il poursuivit son chemin. Où s’arrêter maintenant ? Là, à cette grande maison de maître. À la servante qui ouvrait, il demanda à manger. Ce ne fut pas la servante qui revint, mais le seigneur lui-même, un bel homme aux cheveux blancs, et la dame observait par une porte du vestibule.
– N’as-tu pas honte, cria le vieux seigneur bourru, de faire ce déshonneur ton vénérable père ? Fainéant ! Mauvais fils ! Va-t-en, ou j’envoie mes chiens à tes chausses ! Il lui ferma la porte au nez, brutalement.
– Dieu vous bénira ! dit François à cette porte.
Le voici chez le père de Mariette ! Ah ! comme il riait, celui-là ! il se tenait les côtes. Eh eh ! voilà donc le hardi troubadour de naguère ! Te donner quelque chose ? Très volontiers ! À un pauvre diable comme toi, sale à toucher avec des pincettes ! Volontiers ! Mariette, apporte-lui donc les choux rouges d’avant-hier. Ils sont presque noirs, sans doute, mais qui a faim ne s’en aperçoit pas ! Tu peux revenir chaque jour ! Je t’engraisserai, va !
Mariette obéit à contre-cœur, mais François lui dit en souriant :
– Donnez, Mademoiselle. Mieux vaut noir dans l’estomac que noir dans l’âme.
(Extrait de La harpe de saint François par Félix Timmermans.)
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