4. Le lavement des pieds
a. Un exemple d’humilité
Nous pouvons croire que la scène mémorable, infiniment touchante, du lavement des pieds, suivit de près l’allocution du Sauveur à ses apôtres. Il venait de leur prescrire l’exercice de l’humilité. Il leur avait dit, entre autres choses : « Je suis au milieu de vous comme celui qui sert ». Il va maintenant prêcher d’exemple, et mettre lui-même en pratique sa recommandation. Cet incident constitue l’un des plus riches et des plus beaux joyaux du quatrième évangile. Le narrateur ouvre son récit par une phrase longue et solennelle, chargée de participes qui décrivent des circonstances extérieures, ou des sentiments de Notre-Seigneur. Elle met dans un parfait relief la dignité suprême du Sauveur et l’amour extraordinaire qu’il témoigna dans cette occasion à ses apôtres. « Sachant que son heure était venue de passer de ce monde à son Père, Jésus, après avoir aimé les siens qui étaient en ce monde, les aima jusqu’à la fin. » Ce début majestueux entoure déjà le front du divin Maître d’une auréole plus céleste que jamais. Jésus savait qu’il allait mourir ; cette connaissance surnaturelle fut pour lui un motif de manifester plus fortement et plus tendrement son amour aux privilégiés de son cœur. Cet amour, il leur en avait donné des preuves sans nombre ; mais, avant de les quitter, il voulait leur en laisser un souvenir d’un ordre entièrement nouveau. « Jusqu’à la fin » : telle est la traduction littérale des deux mots grecs employés par l’évangéliste. Mais, de l’avis des meilleurs hellénistes, elle peut signifier aussi « jusqu’à l’excès », au plus haut degré. Saint Cyrille et saint Jean Chrysostome déclaraient déjà leurs préférences pour ce second sens, qui correspond si bien à la réalité. L’évangéliste rappelle ensuite, au moyen d’un trait signalé plus haut par saint Luc, que le démon « avait mis dans le cœur de Judas Iscariote le dessein » de trahir son Maître. Il relève ainsi la générosité du cœur de Jésus, dont cette noire ingratitude n’avait pas arrêté l’élan. Puis la phrase se poursuit en ces termes : « Jésus, sachant que le Père avait remis toutes choses entre ses mains, et qu’il était sorti de Dieu, et retournait à Dieu, se leva de table et ôta ses vêtements ; et ayant pris un linge, il s’en ceignit. Puis il versa de l’eau dans un bassin, et commença à laver les pieds de ses disciples, et à les essuyer avec le linge dont il était ceint ».
b. La scène du lavement des pieds surprend les Apôtres
Voilà donc l’acte extraordinairement remarquable auquel le narrateur voulait en venir. Il ne pouvait pas l’introduire plus magnifiquement, ni mieux en marquer la cause, qui était l’ardent amour de Jésus pour les siens ; ni en souligner la valeur par des contrastes plus saisissants, qui se résument dans celui-ci : le Fils de Dieu, ayant pleinement conscience de sa divinité et s’abaissant jusqu’à remplir envers d’humbles mortels un rôle réservé alors aux esclaves. Au point de vue littéraire, qui mérite aussi notre attention, quelle différence entre ce grandiose préambule et le petit récit vivant, aux phrases courtes et dramatiques, dans lequel Notre-Seigneur nous est apparu, faisant des préparatifs pour le lavement des pieds ! Et, nous pouvons bien le supposer aussi, quels sentiments de surprise, d’émotion, parmi les apôtres, qui se demandaient ce qu’allait faire leur Maître ! Ils le surent bientôt, lorsque Jésus, passant derrière les divans, s’arrêta auprès de Pierre, et se mit en mesure de commencer par lui la scène du lavement des pieds. Tout porte à croire, en effet, que c’est de lui que le Sauveur s’approcha en premier lieu ; de la sorte, on comprend mieux ses protestations et sa résistance, qui auraient eu moins de raison d’être, si Jésus, avant d’arriver à lui, avait déjà lavé les pieds de plusieurs autres apôtres.
c. Protestation de saint Pierre au lavement des pieds
Un dialogue rapide, dans lequel se manifestent la foi vive, l’humilité et aussi l’âme ardente du chef des apôtres, s’engagea alors entre lui et son Maître. Pierre s’écria, avec son entrain accoutumé : « Vous, Seigneur, à moi vous lavez les pieds ? » Parole de stupeur, qui équivalait à un refus. Jésus répondit à Pierre, pour le calmer : « Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant ; mais tu le sauras plus tard ». C’était lui dire : Rassure-toi et laisse-moi faire ; tu comprendras bientôt la portée de mon acte, après l’explication que je vous en donnerai à tous. S’opiniâtrant dans la résistance, Pierre reprit, avec une vigueur de langage plus grande encore : « Vous ne me laverez jamais les pieds ». Cette fois, Jésus va prendre un ton sévère et menaçant : « Si je ne te lave, dit-il à l’apôtre, tu n’auras point de part avec moi ». Ce qui signifiait : Tu seras exclu de ma communion, de mon amitié. Quels rapports d’intimité pourrait-il y avoir entre un maître, et un disciple qui refuserait d’obéir à ses ordres ? Jésus ne se serait pas séparé de Pierre uniquement parce que celui-ci ne consentait point à se laisser laver les pieds, mais, d’après l’interprétation authentique qui va suivre, parce que l’acte symbolique du Sauveur figurait l’esprit d’humilité, de charité, qui devait régner entre tous les chrétiens, et que l’apôtre ne pouvait pas s’opposer à ce principe sans rompre ouvertement avec Jésus.
d. Consentement de saint Pierre au lavement des pieds et première annonce de la trahison de Judas
Pour rien au monde, Pierre n’aurait consenti à une telle rupture. Aussi se ravisa-t-il promptement, et il s’écria, en passant d’un extrême à l’autre : « Seigneur, non seulement mes pieds, mais aussi les mains et la tête ». Comme si un nouveau degré d’union avec son Maître bien-aimé devait résulter de chaque partie de son corps qu’il laisserait laver par surcroît ! Non, répondit Jésus, « celui qui a pris un bain n’a plus besoin que de se laver les pieds, car il est pur (propre) tout entier ». En Orient, l’usage des bains est fréquent, à cause de la chaleur ; d’autre part, les sandales garantissent fort mal les pieds de la poussière et de la boue, et c’est pour cela que Notre-Seigneur se contentait de laver les pieds de ses apôtres. Leçon de choses, par conséquent, sous la forme d’une image expressive, afin d’indiquer plus fortement quelle sainteté Jésus exigeait des siens, surtout en vue de la divine Eucharistie, qu’il allait leur distribuer dans un instant. C’est en ce sens qu’il ajouta : « Et vous aussi, vous êtes purs » ; c’est-à-dire vous n’avez à vous reprocher aucune faute grave, et il suffit que vous vous purifiiez de vos fautes légères. Le Sauveur se reprit cependant, pour faire une restriction douloureuse, en pensant à Judas : « Vous êtes purs, mais non pas tous ». L’idée d’une trahison si odieuse remplissait son âme ; aussi y reviendra-t-il bientôt plus longuement. D’ailleurs, en parlant ainsi, il faisait un appel indirect au traître, qui était là, ayant l’âme horriblement souillée. Quels sentiments dut-il éprouver, lorsque le si bon Maître daigna lui laver les pieds à lui aussi ? Mais il était désormais endurci dans le mal, et il demeura insensible à l’avertissement.
e. Jésus explique son geste aux Apôtres
Lorsque, pour chacun des Douze, Jésus eut accompli cet acte extraordinaire d’humilité et de bonté, il enleva le linge dont il s’était ceint, et remit sur ses épaules la large pièce d’étoffe qui lui servait de manteau, — il l’avait enlevée pour n’en être pas gêné dans ses mouvements, — et ayant repris sa place sur le divan, il donna aux apôtres l’explication qu’il venait de promettre à Pierre :
Savez-vous ce que je vous ai fait ? Vous m’appelez Maître, et Seigneur ; et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres ; car je vous ai donné l’exemple, afin que ce que je vous ai fait, vous le fassiez aussi. En vérité, je vous le dis, le serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni l’envoyé plus grand que celui qui l’a envoyé. Si vous savez ces choses, vous serez heureux, pourvu que vous les pratiquiez.
« Maître, Seigneur » — dans la langue d’alors, Mar, Rabbi —, tels étaient les noms que les disciples en général donnaient aux docteurs dont ils recevaient les leçons. Les apôtres s’en servaient pareillement dans leurs relations avec Jésus. Tirant la conséquence pratique de ce fait, le Sauveur presse les siens d’imiter l’exemple qu’il vient de leur donner. Non qu’il ait eu l’intention de faire du lavement des pieds une institution durable et un rite obligatoire. Il l’accommode chaque fois à de nouvelles conclusions.
f. Deuxième annonce de la trahison de Judas
Notre-Seigneur ajouta, absorbé qu’il était encore par le souvenir du traître :
Je ne parle pas de vous tous. Je connais ceux que j’ai choisis ; mais il faut que l’Écriture s’accomplisse : Celui qui mange du pain avec moi, lèvera son talon contre moi. Dès maintenant je vous le dis, avant que la chose arrive, afin que, lorsqu’elle sera arrivée, vous croyiez à ce que je suis. En vérité, je vous le dis, quiconque reçoit celui que j’aurai envoyé, me reçoit ; et celui qui me reçoit, reçoit Celui qui m’a envoyé.
Cette dernière phrase aussi nous est apparue précédemment dans les évangiles synoptiques. Elle contient, ici plus que jamais, une grande consolation pour les apôtres demeurés fidèles. Le crime de l’un d’entre eux n’enlèvera au reste du corps apostolique aucun de ses privilèges. Quant à Judas, Jésus n’a été ni surpris ni trompé par les événements. Le choix qu’il avait fait de lui avait été parfaitement lucide, car il connaissait d’avance sa trahison. En outre, ce choix avait eu lieu en conformité avec les plans divins, signalés depuis longtemps dans les saints Livres, en particulier au Psaume 40, dont Jésus cite un passage saillant. David, auteur de ce poème, décrivant le lâche et cruel abandon où le laissa son ami intime, Achitophel, lorsque éclata la révolte d’Absalom, en relève toute la noirceur au moyen d’un contraste qu’il établit entre sa propre conduite, si aimante, si généreuse, et celle de l’ingrat qui, après avoir reçu de lui toute sorte de faveurs, avait « levé bien haut son talon contre lui ». Image de la haine brutale, empruntée aux ruades dangereuses d’un cheval vicieux. Quoique prédite par les anciens oracles, la trahison de Judas fut, de sa part, un acte pleinement conscient et libre, et, ce soir-là surtout, les avertissements ne lui manquèrent pas. Jésus ajoute qu’en faisant une déclaration si triste, il ne pensait pas seulement au traître, mais aussi aux autres apôtres. Quelques heures plus tard, quand elle aura été réalisée à la lettre, jusque dans une ignominieuse identité de mort pour Judas et pour Achitophel (ils se pendirent tous deux), les disciples ne perdront pas confiance en leur Maître, en dépit des événements ; mais ils comprendront qu’il n’avait pas non plus prédit en vain sa prochaine résurrection.
Nous avons supposé, avec d’assez nombreux interprètes des évangiles, que le lavement des pieds servit de préambule à la cène légale. D’autres préfèrent lui assigner une place un peu plus tardive, immédiatement avant l’institution de l’Eucharistie. Ces variations d’opinion sont inévitables, dès lors qu’il s’agit d’associer en un tout harmonieux les quatre récits évangéliques. On le regrette, tant on voudrait pouvoir se représenter les dernières heures de Jésus telles vraiment qu’elles se sont écoulées ; mais ces nuances sont relativement légères, et ne lèsent en rien le caractère historique des faits.
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